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Une plume et des rêves
16 août 2013

L'adieu aux larmes

Paris, prison de la Santé, 20 juin 1944.

 

Mon fils,

Demain, ton père sera un assassin. Derrière les murs humides de cette prison, il y a l’homme que je suis chargé d’exécuter. Demain, à cette même heure, je serai devenu un meurtrier. Et rien ne peut m’arracher à ce destin tragique.

Il ne me connaît pas. Je porterai pour lui le masque de la haine et l’uniforme ennemi. Il posera sur moi le regard du mépris, avec raison. Moi, je le connais. Je sais qui il est. Il a été mon professeur quand ce monde n’avait pas encore sombré dans la folie meurtrière de la guerre. C’est lui qui m’a appris à contempler la vie, à observer la lumière des jours, à juger du velours d’une peau, à apprécier une profondeur… J’entends encore sa voix me conseiller comme n’importe lequel de ses étudiants sur le grain d’un papier, le soyeux d’un pinceau ou le gras d’un crayon. Demain pourtant, je commanderai la salve qui arrachera la vie à cet esprit brillant, à ce peintre magnifique, à cet homme que j’admire tant.

Pourtant, au risque de te paraître lâche, j’ai fait tout ce que je pouvais pour ne pas participer à cette boucherie. Mais la Grande Allemagne n’abandonne pas ses enfants facilement. Tu ne le sais que trop. Puisque je savais dessiner, j’ai été affecté au service de propagande de l’armée. Malheureusement, mes dessins n’étaient pas du goût des maîtres de Berlin et j’ai été envoyé sur le front de l’est. Là, mes qualités guerrières m’ont rapidement cantonné à un rôle de garde-prisonniers. Il paraît que j’y étais moins dangereux. Je m’en suis réjoui.  J’ai cru qu’enfin je pourrais être utile et qu’il me serait possible de faire preuve d’humanité. C’était oublié que la guerre pervertit tout.

 Mes prisonniers se portaient mieux que les autres. Cela m’a valu de passer sergent. La belle affaire ! Ce qui m’importait c’est que ces pauvres gars ne crèvent pas de faim, de froid, de désespérance… Mais pour ma hiérarchie, seul comptait leur potentiel de travail. Ce que je pensais leur épargner, leur coûta davantage encore. Ma pitié a fait souffrir ces pauvres gars plus que de raison.

C’est à ce moment là que j’ai été blessé au cours d’un raid aérien. Ce jour là, j’ai cru vous perdre définitivement ta mère et toi. Contre toute attente je m’en suis sorti et suis retourné à la maison. Toi, tu en étais déjà parti vers l’école des cadets de Dresde. Les enfants suivent toujours les tambours, les fifres et les uniformes.

Ma convalescence n’a pas été suffisamment longue pour que la guerre finisse. J’ai été envoyé à Paris à la prison de la Santé pour m’occuper des « terroristes » et des otages. De pauvres gars pour la plupart. Parfois dénoncés par leurs voisins, parfois raflés au hasard mais rarement pris les armes à la main. J’ai vu la peur dans leurs yeux et trop souvent la souffrance dans leurs corps meurtris par les interrogatoires. J’ai essayé de soulager ceux que je pouvais, craignant que mes « collègues » de la SS ou de la Gestapo ne me surprennent à offrir un quignon de pain, un morceau de lard ou même du savon…

Et puis il y a eu le débarquement des alliés en Normandie. Le chant du cygne est proche. La fin des rêves imbéciles de la cohorte de nos bons aryens…Puisse ce faire que cela arrive vite.

 Nos effectifs se sont réduits. Le pauvre Shultz est parti du jour au lendemain vers la côte. Il était en pleurs. Il m’a chargé d’une lettre pour sa femme… Le nombre de nos prisonniers ne baisse pas lui. La Kommandantur nous les apporte par camions entiers. Les pelotons d’exécution se succèdent. Jusqu’à présent, j’y ai échappé…jusqu’à demain.

Il sera facile de me juger, pour celui qui n’a pas connu cette situation. Je vais commander la mort d’un homme à qui je dois mon art et au nom d’un idéal que je n’ai jamais partagé. Je vais moi, serviteur de la culture, me faire le complice de leurs autodafés. Je vais détruire un monde.

Je sais bien que si tu lis un jour ces mots, tu en riras sans les comprendre. Tes maîtres t’ont appris à le faire et tu as été un bien meilleur élève avec eux qu’avec moi. Je sais déjà, ta mère me l’a écrit, combien tu me juges indigne de la grâce qui m’est faîte de servir la Grande Allemagne fantasmée par le petit caporal. Pourtant, j’espère encore qu’un jour tes yeux se décilleront et que tu les verras tels qu’ils sont : des monstres, assassins d’un glorieux passé, meurtriers d’un présent disparu, fossoyeurs d’un futur anéanti.

Je ne veux pas que tu crois que c’est par une adhésion tardive à cette idéologie de mort que je tuerai cet homme demain. Je ne veux pas que tu penses que je m’associe à cette tragédie pour mériter, à tes yeux, une quelconque reconnaissance. Je ne veux rien devoir à ce crime.

J’ai choisi de vivre et de donner la mort. Je l’ai choisi par peur et par lâcheté. J’ai choisi de rejeter tout ce en quoi je crois. J’ai choisi de me retrancher de l’humanité et de perdre ce qui me restait d’illusion parce que je voudrais revoir ta mère et pleurer dans ses bras ce bonheur que nous n’avons pas eu. J’ai choisi de devenir une bête par je souffre trop d’être un homme.

La propagande fait de nous des héros mais nous ne sommes que de pauvres pions, prisonniers de nos vies, captifs de nos égoïsmes.  J’aurais pu, j’aurais dû refuser de commander ce peloton et mourir au côté de cet homme, droit et fier de défier la barbarie.

Peut-être n’est-il pas trop tard…

J’aurais aimé te serrer dans mes bras une dernière fois et t’ébouriffer les cheveux comme au temps où la joie avait encore une consistance. Puissions mourir sans souffrir.

Ton père.

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