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Une plume et des rêves
3 mai 2013

Destin

Cette fois-ci, c’est décidé. Je n’attendrai pas que la chance vienne à moi. J’irai la provoquer. De toute manière c’est ça où mourir ici à petit feu. Et puisqu’ils m’ont tout pris, moi aussi j’irai leur faire rendre gorge.

L’idée me fait sourire mais il n’y a pas de quoi pourtant. Je risque gros. Par les temps qui courent, la pitié n’est plus qu’un vieux souvenir. Pourtant, rien à faire, je n’arrive pas à m’imaginer autrement que dans mes vieux costumes d’enfant, ceux d’il y a longtemps… avant le Grand Chaos, quand les jours étaient heureux.

Depuis, les immenses cargos ne sont plus que de vieilles carcasses rouillées au fond des ports. Les voiliers refleurissent et couvrent la mer d’Iroise de leurs longues ailes blanches. Alors pourquoi ne pas faire renaître la piraterie ici ? Il ne suffit que d’avoir faim et d’un peu de chance.

  

J’ai posé mon dévolu sur le Destin, un petit cotre de 8 mètres. C’est son nom qui m’a séduit. Quel pied de nez ! Il me semble bien entretenu et de ce que j’en ai vu, il est bien manœuvrant. Trois hommes d’équipage, dont un vieux capitaine. On devrait facilement en venir à bout.

Tout à l’heure, j’ai mis le feu à ma cabane et à tout mon passé. Je ne veux pas revenir en arrière. La liberté ou la mort ! J’ai entraîné avec moi Fanch et Titouan Sparfel. Deux frères dont le manque d’imagination me laisse espérer qu’ils m’obéissent sans broncher.

 Pour seules armes, nous n’avons réuni qu’une fronde et deux antiques fusils harpon. Bien sûr, chacun d’entre nous emporte son coutelas. Mais ce n’est pas cela qui pèsera bien lourd si les gars d’en face ont des armes à feu. Elles sont devenues rares mais on ne sait jamais. Seulement trois sur un si joli bateau, ça sent l’embrouille. Mais de toute manière, nous n’avons plus le choix.

 Fanch et moi, nous nous coulons dans l’onde noire. Le ciel est couvert mais nos yeux sont habitués à l’obscurité et nous savons vers où diriger nos mouvements. L’excitation du combat à venir me fait oublier la caresse glacée des longues algues sur mes jambes, comme si déjà l’océan réclamait son dû.

 Alors que nous arrivons près du bateau, l’un à la proue et l’autre à la poupe, Titouan, ponctuel, embouque la passerelle du ponton où est amarrée notre cible. Si toute technologie nous est désormais interdite, l’alcool lui, n’a jamais déserté les tavernes et les quais. Titouan en a suffisamment abusé pour savoir, presque naturellement, en simuler les effets.

 Ses braillements de soudard provoquent sur le Destin l’effet escompté. Il vomit rapidement son équipage sur le pont. Je reconnais chacun des membres pour les avoir observés toute la journée. Il y a le patron, le plus vieux. Dans les mains il a un truc qui ressemble à un tromblon. Peste ! Sans doute une arme qu’ils ont réussi à bricoler. L’un des deux autres est armé d’une hache. Le troisième porte dans une main une lanterne et dans l’autre un couteau à lame courbe. La partie va être sacrément serrée.

 Heureusement, Titouan est ébloui par la lanterne et ne voit pas grand-chose. Il continue de hurler son répertoire de chansons à boire. Rassurés, les trois membres de l’équipage commencent à l’abreuver de quolibets. Pendant que Titouan leur répond vertement, Fanch et moi commençons aussi silencieusement que possible l’escalade du flanc du Destin.

  

Soudain, j’entends distinctement tinter une petite clochette, puis tout un carillon. D’un seul mouvement, les trois hommes se retournent. A la lumière de la lanterne, je comprends qu’ils ont piégé leur navire en tissant un entrelacs de fines cordes reliées à des grelots. Une vraie toile d’araignée. Un piège mortel.

 Fanch essaye de se dégager en faisant chanter ces foutues cloches comme sonnaient autrefois nos clochers pour la fête de Pâques. Il n’a même pas le temps de pointer son harpon pour se défendre qu’une déflagration retentit. Son corps s’affale, sans un cri, sa poitrine crachant à gros bouillons un sang rouge et épais.

 Avant même que d’avoir commencé, notre carrière de Frères de la côte est déjà terminée. Je sens au gré des vagues la mer me lécher le pied comme pour m’attirer à elle. Pas sans combattre.

 Je décoche la flèche de mon harpon sur le porteur de lanterne. Il a la malchance de se trouver le plus proche de moi. Ma flèche l’atteint à la base du cou. Il s’écroule en râlant. La lanterne chute par-dessus bord et la nuit est rendue aux ténèbres. La dernière chose que je vois c’est Titouan sautant sur le pont et agrippant le vieil homme. Une détonation troue le silence et j’entends un bruit de chute.

 Je saisis mon coutelas et je coupe ces cordes qui me gênent. Seuls le cri des mouettes effrayées, celui du ressac et le râle du mourant me parviennent. Je me déplace en silence vers le centre du pont quand un rayon de lune filtre des nuages et se reflète l’espace d’un instant sur la lame de la hache de mon adversaire. Je me précipite, coutelas en avant, et je sens ma lame déchirer les chairs, briser les os et pénétrer profondément dans ce qui était un homme. Ma main devient poisseuse du sang de ce corps que je sens s’abandonner à la mort en même temps qu’il bascule à la mer, emportant avec lui mon seul bien.

 La lune paraît enfin, drapée de son auréole ténébreuse, me révélant le champ de bataille. A l’avant, Titouan gît dans une mare de sang, un étrange sourire aux lèvres. Son adversaire est couché sur le dos, regardant vers l’éternité, 17 centimètres d’acier planté en plein cœur. Nous avons réussi. Nous sommes maître du navire…

 

Je suis maître du navire. Maître de mon Destin.

 

Alors je m’empresse de larguer les amarres, abandonnant aux flots mes premières victimes en même temps que mon humanité.

 

 

 

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