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Une plume et des rêves
2 mars 2013

Le sceptre de sable

Ce texte est inspiré par l'oeuvre de Jean Raspail à qui j'espère rendre hommage.

 

Le sceptre de sable

 

Un service méconnu de la chambre Généalogique Royale a pour vocation de traquer, à travers les âges, les nombreux rejetons de l'illustre famille des Pikkendorff.
On ne peut qu'être admiratif devant les 479 cartons consciencieusement triés et indexés qui reposent aux Archives Royales. Ils sont le fruit du travail zélé et de l'abnégation de nombreux serviteurs de la couronne dont je me réjouis d'être.

C'est dans le carton n°43 que j'ai remarqué la trace fugace de Damase de Pikkendorff. En effet, les ans n'ont gardé que trop peu de traces de cet homme pour que l'on puisse efficacement tisser l'étoffe de sa vie. On sait de lui qu'il partit discrètement d'Altheim-Neufra, un matin de 1578. Son père, frère cadet du Margrave, ne le fit pas rechercher et il n'est fait aucune mention dans les archives officielles de ce départ. Il ne nous est connu que par le journal que tenait la sentinelle de la porte de l'ouest, un certain Hans Raspaillus qui, seul, salua Damase de Pikkendorff.

Si rien n'a transpiré des raisons de son discret départ, on retrouve Damase au service du souverain d'un petit duché septentrional que les géographes de l'époque ne nomment pas encore Valduzia. Il y reste quelques années puis disparaît à nouveau. Nous avions perdu tout espoir d'en connaître davantage lorsque par un extraordinaire hasard, l'un de nos limiers leva sa trace en la bonne ville de Brest en 1586. Le rôle d'un bâtiment de commerce appelé le Sainte Zara à destination de l'Amérique, le désignait en effet comme second.

Il semble qu'il ait considéré ce voyage comme suffisamment risqué pour dépenser sa fortune dans une taverne du quartier de La Recouvrance, dénommée Ar Toul (le Trou). Trois jours durant, on y fit fête, s'abandonnant à la chaleureuse hospitalité des filles de joie locales. Le gouverneur de la ville, sur demande du collège des recteurs, dût faire cesser la débauche par la force. Damase von Pikkendorff ne sortit de son cachot que pour embarquer sur le Sainte Zara au petit matin d'une nuit d'hiver.

Neuf mois plus tard, Nolwen Pallec, servante de son état, mettait au monde un petit Erwan Piquendec. Il ne sut rien de son ascendance, le Sainte Zara s'étant perdu corps et biens dans l'une des plus effroyables tempêtes qui secouèrent cette année-là, les eaux de l'Atlantique Nord. Cette branche bâtarde n'a guère hérité des qualités de cœur de son illustre parentèle, pour autant que l'on puisse en juger. S'il est fait mention de quelques menus corsaires et d'un malheureux chouan, la famille d'Erwan s'illustra davantage dans le commerce et la pêche. Tanneguy Piquendec était ainsi, en 1900, à la tête d'une importante flottille et pouvait s'enorgueillir des privilèges d'une riche bourgeoisie de province ayant des établissements sur toutes les côtes de France.

Son troisième fils, Iffic Piquendec, fait figure d'original dans l'histoire familiale. Refusant la charge d'avoué que lui destinait son père, il prépare et réussit brillamment le concours d'entrée à Saint Cyr. Il en sort sous-lieutenant en 1905. Il est directement affecté à un peloton de cavalerie à qui est confiée la surveillance de la frontière algéro-marocaine. A la tête de ses hommes, il s'illustre en novembre 1907 lors de la révolte des Beni Snassen. Cette tribu de l'est marocain avait organisé un rezzou contre les convois de ravitaillement français. Iffic, sans attendre d'ordre, fondit sur l'ennemi. Il le traqua jusque dans ses moindres repères au mépris de toute frontière, le forçant à se soumettre en moins de 15 jours. Le général Lyautey, en personne, le décora devant le front des troupes. Son supérieur direct, le colonel Fontanari, un méridional ombrageux, ne lui pardonnera jamais ce succès.

En 1912, Lyautey devient le premier Résident général de France au Maroc. Le colonel Fontanari et le lieutenant Piquendec sont du voyage. Le 30 mars de la même année, le traité de Fès établit le Protectorat français sur le royaume chérifien. La rue gronde et finit par se révolter. Iffic s’illustre une fois de plus et se voit nommé au grade de capitaine pour bravoure face à l’ennemi. C’en est trop pour le colonel Fontanari, qui profite de cette promotion pour confier à son bouillant subalterne la tâche de pacifier la lointaine vallée du Drââ, berceau d’une longue tradition séditieuse.

C’est dans la région de Tamgrout, aux confins du désert, que sa trace se perd définitivement. Déclaré disparu au champ d’honneur, il se verra décerner à titre posthume la légion d’honneur, assurant ainsi une gloire éternelle à la maison paternelle.

D’Iffic Piquendec ne subsiste qu’un modeste journal courant de janvier 1912 à mai 1913. J’ai eu la joie de tenir ce témoin entre mes mains. Il s’en dégage une âme mystique profondément marquée par la quête d’absolu du Père Charles de Foucauld qu’il rencontra à plusieurs reprises. Cette recherche d’un idéal supérieur se retrouve aussi dans les quelques poèmes griffonnés à la hâte, au milieu des récits de combats. D’étrange manière, ce petit carnet de cuir rouge s’achève sur une phrase énigmatique :  « Le roi Orélie l’a bien compris, lui. Il a suivi ses propres pas, jusqu’au bout… ».

 

A la lecture de cet ultime témoignage, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’Iffic Piquendec n’avait pas simplement disparu au hasard d’une embuscade. Un guerrier de son espèce ne le pouvait. Alors, je suis parti à sa recherche.

J’ai sillonné les confins du Sahara. J’ai interrogé tous ceux que ma route a croisés. Après trois mois, je n’avais aucun indice, aucune preuve, aucun élément sur la présence d’Iffic. Les plus sages des plus vieux chibanis ne semblaient même pas comprendre de qui je parlais, comme si le vaillant capitaine n’avait jamais foulé ces sables. Je commençais à me décourager.

Un soir que nous bivouaquions sur la piste de Timfit, je me tenais près d’un maigre feu, relisant une fois de plus le précieux journal d’Iffic. Un homme me rejoignit et s’assit à côté de moi. Il n’appartenait pas à notre méharée mais personne ne l’avait empêché de venir à moi. Sa peau, à ce que je pus en juger à la faible clarté des flammes, était certes tannée par le soleil, mais me semblait plus claire que celle de mes chameliers. C’était la seule différence que je pus noter car son vêtement était celui des hommes du désert.

Je fis un geste vers Ahmed, mon guide, afin qu’il vienne traduire les propos de mon visiteur. Celui-ci arrêta mon geste, doucement mais fermement.

-       Ce ne sera pas nécessaire, Professeur. L’histoire que je suis venu vous conter n’appartient qu’à vous et moi.

Je faillis basculer de surprise. L’homme s’adressait à moi dans un français parfait, sans aucun accent.

-       Ainsi, Professeur, vous aussi vous cherchez votre petit homme couleur sable ?

-       Monsieur, je…

-       Iffic Piquendec, le Seigneur Blanc.

Je sentis mon sang refluer et la tête me tourner. J’articulai péniblement :

-       Vous… vous le connaissez ?

Sa voix claire et posée me répondit :

-       Tout le monde ici connaît le Seigneur Blanc.

-       Mais depuis…

-       Personne ne vous en aurait jamais rien dit. J’ai seul ce droit.

Ses paroles me troublaient. Il continua, semblant s’amuser de mon air déconfit.

-       Mon ancêtre, Iffic, avait fait de cet interdit une loi. Et croyez-moi, il savait se montrer très persuasif.

Lorsqu’en juin 1913, il attaqua avec son peloton le ksar d’Ouled Driss, le chef du village se sachant perdu lui demanda grâce. Iffic demanda un gage de sa soumission. En échange de la paix, il lui fut donné Maryam, la plus jeune fille du chef, sa préférée. Elle avait 18 ans et sa beauté était éblouissante. Mon grand-père en tomba follement amoureux. Par amour pour elle, non seulement il épargna le ksar mais, las d’œuvrer pour une république ingrate, il s’installa ici avec ses hommes qui se fondirent dans la population locale, adoptant même ses coutumes.

En échange du silence de la population, il s’était engagé à assurer sa protection. A la mort de son beau-père, Iffic, devint le chef de la tribu. Devant la pression française, il s’établit encore plus au sud. Il y est mort, à son tour, en seigneur craint et respecté. Mon père quant à lui s’est engagé dans les tabors marocains sous un nom d’emprunt. Il a fait toute la campagne d’Italie où il a trouvé la mort les armes à la main. Je ne l’ai jamais connu. Il n’a jamais su qu’il avait un fils. C’est mon grand-père qui m’a fait homme et m’a transmis le sceptre de sable.

Le silence accueillit cette confidence. Après de longues minutes, je lui expliquai ma quête. Je traçai pour lui les connexions qui le liaient aux Pikkendorff. Il m’écouta, gravement. Puis plantant ses yeux dans les miens, il me dit :

-       Le sable est poussé par le vent. C’est lui, le seigneur de nos vies qui trace de nouvelle dunes et efface les pistes du passé. Oubliez-nous, Professeur. Laissez dormir les morts.

Il est reparti comme il était venu. Sans bruit, comme un fantôme qui passe. Le lendemain, nous avons levé le camp et je suis rentré chez moi, à Ragen. J’ai repris mon activité sans rien dire de cette rencontre. Mais ce pacte de sable me pesait.

Il y a quelques mois de cela, je reçus un colis du Maroc. Je trouvai dedans un rectangle de soie rêche sur lequel se devinaient une bande bleue, au-dessus d’une blanche etd’une verte. Au milieu de l’étendard, deux couteaux recourbés se croisaient. Dessous, une devise était calligraphiée en arabe. Une carte accompagnait cet étrange colis où une écriture appliquée avait tracé à la plume ces quelques lignes :

« Professeur,

A l’heure où vous recevrez ce colis, j’aurai rejoint le roi au-delà de la mort. Ce n’est pas triste. Je retrouverai à ses côtés tous les miens, le père que je n’ai pas connu et ce fils que je n’ai pas vu grandir. Avec moi s’achève la lignée d’Iffic Piquendec.

Je vous adresse l’étendard qui flottait au-dessus de son peloton de cavalerie. Je sais que vous en serez un bon gardien. La devise qui y est inscrite dit ceci : Je suis mes propres pas.

Sentez-vous délié de votre serment de silence. Ici, le vent a emporté notre souvenir.

Adieu ».

 

Aujourd’hui, ce drapeau étonne mes visiteurs. Je me garde bien toutefois de répondre à leurs interrogations, en souvenir du sceptre de sable.

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